Quels outils pour différencier le "journaliste" du "journaliste" ?
Ayant travaillé pendant plus de 15 ans dans la presse écrite, et depuis maintenant plus de 15 ans dans la presse en ligne, je suis particulièrement sensibilisé au thème de l'évolution de l'éthique journalistique. Les cours de journalisme indiquent en effet clairement que le journaliste digital doit appliquer intégralement l’éthique journalistique dans son travail sur le web ou les médias sociaux : la vérité, la rigueur et l'exactitude, l'intégrité, l'équité et l'imputabilité. Il pourrait être utile de préciser qu’un journaliste digital est avant tout être un journaliste ! Le média qu’il utilise, presse écrite, radio, télévision, ou internet ne devrait en aucun cas influer sur cette notion d’éthique. Les codes de déontologie devraient s’appliquer dans tous les cas. C'est en tous cas ma perception.
Mais cette rigueur éthique, si elle semble logique, se heurte à un autre principe fondamental, celui de la liberté d’expression. Qui pourrait s’ériger en censeur, et décider que untel peut publier, et untel ne le peut pas. Qui pourrait s’ériger en censeur de l’éthique de chacun ? C’est sans doute un des principaux progrès apportés par Internet, ne plus rendre la diffusion de l’information tributaire de la bonne ou de la mauvaise volonté de groupes de presse, pas toujours eux-mêmes indépendants politiquement ou économiquement. Car en effet, éthique journalistique et opinion sont-elles compatibles ?
Récemment, lors des manifestations qui ont eu lieu dans les rues de Paris, on pouvait visionner sur les réseaux sociaux des vidéos tournées par des “journalistes”, ou qui se réclamaient de cette profession. Ces journalistes-citoyens disent présenter leur version de la vérité. Ils sont fréquemment à l’affut des comportements des forces de l’ordre, cherchant leur moindre de leurs faux-pas.
Ils sont bien sur utiles, et il serait hors de question de chercher à les faire taire. Mais pour autant, ils ne respectent en rien l’éthique journalistique. Où se reflète l'équité dans leur travail ? Ils ne cherchent à diffuser que les “bavures”, etc. Du point de vue de la liberté d’expression, il est important qu’ils existent et puissent diffuser leur message. Mais comment faire pour ne pas les confondre à les journalistes qui respectent l’éthique de la profession. Les deux disposent parfois d’un brassard “Presse”, mais comment faire la différence ? C’est d’ailleurs aussi illogique que d’accepter que des policiers en civil utilisent un brassard “presse” pour ne pas se faire identifier comme policier, et se fondre dans la foule !
En France, pour bénéficier d’une carte de journaliste, il ne vous est pas demandé de prouver votre éthique, mais d’appartenir à un syndicat, qui délivre les cartes de presse, uniquement sur la base de l’appartenance de votre média à une convention collective. "Un syndicat est un groupement de personnes physiques ou morales pour la défense ou la gestion d'intérêts communs"... défense des intérêts des membres de la profession... On est bien loin de l'éthique et du respect des codes professionnels... On parle ici d'argent, de conventions collectives, de salaire, de vacances... Être reconnu comme journaliste est une décision purement administrative, absolument pas basée sur l’analyse du respect par le candidat journaliste des règles de déontologies. Ce n'est pas propre à la France, et la Fédération Internationale des Journalistes n'accepte d'ailleurs que les journalistes affiliés à un syndicat dans leur pays d'origine.
Ainsi un journaliste indépendant ne peut pas détenir de carte de presse, et inversement, un journaliste d’un média orienté politiquement pourrait l’obtenir. La détention d’une carte de presse ne peut donc pas servir de frontière entre les “vrais” et les “faux” journalistes. A l’heure du numérique, la carte de presse ne signifie plus grand chose. Elle n’a pour autant pas été remplacée par un autre outil.
C’est sans doute un sujet sur lequel l’Europe pourrait harmoniser les pratiques (au risque cependant de se mettre à dos les syndicats des pays dont le système est similaire au système français). Après la rédaction en 1993 du rapport sur l’éthique du journalisme par M. Núñez, l’Europe pourrait se saisir d’une évolution de ce travail, qui inclurait le monde numérique, et les nouveaux comportements. L'émergence de l'IA pourrait dès maintenant être inclue dans cette réflexion.
L'Europe pourrait en profiter pour définir ce qu’est et n’est pas un journaliste, et mettre en place les moyens objectifs de les différencier, à l’échelle de l’Europe. Une profession de “journaliste européen” pourrait alors naître !